48.
Le Traitement
Dans l’ancienne prison, Farrell avait enlevé le bel uniforme que le grand Chevalier lui avait offert pour revêtir sa tunique blanche de magicien. Derrière lui mijotaient les herbes qu’il avait minutieusement choisies au pied de la Montagne de Cristal. Après toutes ces années, les mêmes plantes médicinales poussaient exactement aux mêmes endroits au Royaume d’Emeraude.
Le magicien revint vers son patient toujours inconscient. Son mal semblait profond et il serait difficile de l’en guérir, mais Onyx était un homme particulièrement têtu. Il mélangea l’épais bouillon en songeant aux dernières paroles de Wellan. Tout le monde connaissait désormais son identité. Mais Farrell occupait encore une partie de son esprit, et il ne voulait surtout pas donner aux Chevaliers l’impression qu’il possédait le corps du paysan. Donc, pas question d’utiliser le nom d’Onyx pour l’instant.
Kevin se mit à s’agiter en gémissant. Farrell se rendit à son chevet. Il posa la main sur son front brûlant en lui transmettant une vague anesthésiante. Le Chevalier empoisonné ouvrit brusquement les yeux et vit l’homme penché sur lui.
Hanté par d’incessants cauchemars depuis le début de sa captivité, il n’arrivait plus à faire la différence entre le rêve et la réalité.
— Je vous en conjure, ne me faites pas de mal…, souffla-t-il.
— Tu n’as plus rien à craindre, mon ami, le rassura le mage. Tu es très malade, mais pas irrécupérable.
— Où suis-je ?
— Je t’ai transporté dans un endroit où l’ennemi ne pourra plus mettre la main sur toi.
— Ce doit être un songe… Vous ne pouvez pas être dans la forteresse de l’empereur…
— Tu es de retour à Émeraude. Wellan et moi avons réussi à t’arracher des griffes de son sorcier.
— Wellan ?
Kevin tenta de se redresser pour étudier la pièce, mais ses muscles refusèrent de lui obéir. Farrell passa un bras dans son dos, le souleva doucement et le laissa regarder autour de lui. Puisqu’il n’avait jamais mis les pieds dans cet endroit, le Chevalier ne reconnut évidemment pas les différentes cellules aux barreaux de fer rouillé autour de lui.
— Tu es dans une tour où personne ne peut entrer en contact avec toi, car tu es contagieux, lui apprit le magicien.
— Alors, je représente aussi un danger pour vous, maître.
— Je suis immunisé contre ce mal. Surtout, ne t’inquiète pas pour moi. Concentre-toi plutôt sur ta guérison et ne cède pas au découragement. Je sais comment te soigner, mais ce traitement sera long.
— Je suis encore vivant, c’est ce qui compte, n’est-ce pas ?
— Tu as parfaitement raison.
Farrell l’aida à se recoucher. Avec beaucoup de patience, il lui expliqua de quelle façon il le débarrasserait du mauvais esprit en utilisant des potions et des compresses chaudes. Il ne lui cacha pas la vérité quant à l’inconfort de cette thérapie, puisque son patient était un Chevalier d’Émeraude. Il ne pouvait pas mentir à un frère d’armes.
— Il faut que je te fasse vomir tout ce que le sorcier t’a fait avaler, déclara Farrell en retournant s’asseoir devant sa marmite.
— Mais comment savez-vous ce qu’il m’a fait ? s’étonna Kevin.
— On m’a soumis au même traitement il y a fort longtemps.
Il aperçut alors de la confusion sur le visage blafard du soldat et il lui décocha un regard moqueur tout en continuant à remuer sa potion fumante.
— Puisque nous allons passer beaucoup de temps ensemble, toi et moi, il y a certaines choses que tu dois savoir. Je ne suis pas exactement l’homme que tu crois.
Il lui raconta comment Wellan, par un geste anodin, lui avait permis de fuir la prison de pierre où l’avait enfermé Abnar. Il lui parla également de sa fusion avec la personnalité de Farrell qui lui avait permis de survivre à la dernière attaque du Magicien de Cristal.
— Mais pourquoi nous aider après avoir tenté de nous tuer ?
— Parce que je suis toujours un Chevalier d’Émeraude, comme toi. Je suis loyal envers l’Ordre, mais je n’accepte pas la trahison d’Abnar.
— Vous n’êtes plus du tout Farrell, alors ?
— Je suis l’union de sa personnalité et de celle d’Onyx d’Emeraude, l’homme qui était ton ami lorsqu’il se trouvait dans le corps de Sage d’Espérita.
Kevin le fixa avec stupeur. Farrell lui donna tout le temps voulu pour assimiler cette information.
— C’est moi qui t’ai enseigné à te servir d’un arc, ajouta-t-il. Nogait, toi et moi étions inséparables.
Les pensées de Kevin basculèrent à l’époque de la découverte d’Espérita, au Royaume des Esprits. Les soldats avaient ramené Sage avec eux sans savoir qu’il était possédé par l’essence du renégat. Sa maîtrise des armes et sa franche personnalité lui avaient tout de suite plu. Ils s’étaient entraînés ensemble, ils avaient fait des courses à cheval dans la campagne d’Emeraude et ils s’étaient battus côte à côte pendant quatre ans sur les plages d’Enkidiev.
Lorsque le Magicien de Cristal avait réussi à extraire l’esprit d’Onyx du corps de Sage, Nogait et lui s’étaient retrouvés devant un parfait étranger Bien que charmant et attachant, le nouveau Sage ne se rappelait même plus des bons moments passés avec ses amis.
— Est-ce la raison pour laquelle vous êtes venu à mon secours ? s’enquit finalement Kevin.
— En partie, attesta Farrell avec un sourire tranquille. Notre amitié m’a été très précieuse jadis, c’est vrai, mais Onyx est aussi un Chevalier d’Emeraude qui a prêté le serment de ne jamais abandonner ses compagnons aux mains de l’ennemi.
— Êtes-vous Farrell ou Onyx ? se troubla Kevin.
Le magicien versa la potion verdâtre dans un gobelet en fer et s’approcha de son patient en posant sur lui un regard rempli de compassion.
— Je ne le sais pas toujours très bien, confessa-t-il en s’asseyant sur le petit banc près du lit. Mes deux personnalités sont si bien intégrées que je ne suis plus ni l’un ni l’autre. Je partage les souvenirs de Farrell et ceux d’Onyx, mais je ne réagis pas toujours comme eux. C’est comme si j’étais devenu un troisième homme.
— Wellan le sait-il ?
— Il a été le premier à qui j’ai dit la vérité. Sa réaction a été brutale, mais compréhensible, compte tenu des circonstances qui ont entouré le retour d’Onyx. Il a heureusement compris que je ne lui voulais aucun mal.
— Mais vous avez toujours l’intention de vous venger du Magicien de Cristal.
— C’est une tout autre histoire et nous en reparlerons plus tard. Maintenant cesse de me vouvoyer, Kevin. Nous avons été de bons amis pendant trop longtemps pour que tu me traites avec toutes ces cérémonies.
— Mais un Chevalier doit le respect à un magicien, protesta le patient.
— Je suis aussi ton frère d’armes.
Il aida Kevin à s’asseoir en lui expliquant qu’après avoir bu la potion, il ressentirait des crampes à l’estomac et éjecterait violemment le poison par la bouche.
— Je serai brave…
Farrell fit apparaître un seau. Il exigea que son patient ne vomisse que dans ce récipient. Kevin avala le liquide chaud au goût âpre. Farrell avait dit vrai : quelques minutes seulement après avoir ingurgité la potion, une douleur intolérable lui déchira les entrailles. Il se plia en deux, en proie à un violent spasme. Le magicien approcha vivement le contenant de sa bouche pour y cueillir une masse noire et gluante qui s’anima en cherchant à lui échapper. Farrell éloigna aussitôt le contenant pour y projeter une décharge enflammée. Un effroyable cri résonna dans la vieille prison tandis que la substance empoisonnée se consumait.
Kevin sentit son sang se glacer dans ses veines. Il retomba sur le dos en cherchant désespérément son souffle, le corps couvert de sueur. Le magicien retira la couverture qui l’avait tenu au chaud depuis son arrivée au château et déposa sur son torse les compresses qu’il avait trempées dans la potion magique. Elles se mirent immédiatement à dégager une étrange vapeur verdâtre. Kevin émit un grondement sourd, tandis que le mal s’accrochait en lui.
— Tiens bon, mon ami, l’encouragea Farrell.
La nuée monta en spirale jusqu’au plafond de la pièce circulaire, où elle se dissipa au contact de la pierre en sifflant comme un serpent. Kevin se détendit d’un coup et sa respiration redevint normale. Farrell observa son visage tout en retirant les pansements humides dont il se servirait encore bien des fois durant les jours à venir Le pauvre Chevalier ne souffrait plus, mais il n’était pas au bout de ses tourments. Ce traitement devrait être répété toutes les heures jusqu’à sa guérison complète.
Farrell médita à quelques pas de son patient pendant que d’autres plantes mijotaient sur le feu. Les anciens Chevaliers d’Emeraude n’avaient jamais eu l’occasion de pratiquer cette technique de relaxation qui soulageait le corps de la fatigue et qui mettait de l’ordre dans les pensées, puisqu’ils avaient tout de suite été lancés dans l’action par Abnar. C’était au contact de l’âme de Farrell qu’Onyx avait appris à se recueillir dans un coin tranquille de sa conscience afin de reprendre contact avec lui-même.
Le magicien n’ouvrit les yeux qu’une heure plus tard. Son patient dormait paisiblement. Il prépara le seau, la potion et les compresses, puis le réveilla. Kevin était trop faible pour s’élever contre la violence que Farrell faisait subir à son corps, mais il allait bientôt reprendre des forces et il ne tarderait pas à lui opposer de la résistance.
Cela se produisit le quatrième jour. Kevin agrippa solidement le poignet de Farrell lorsque ce dernier voulut lui faire ingurgiter la mixture. Les deux hommes se regardèrent un moment dans les yeux et le magicien en profita pour sonder le Chevalier. Il avait repris suffisamment d’aplomb pour avaler un peu de nourriture solide, mais le mal circulait toujours dans son sang.
— Je commence à croire que la mort aurait été plus douce que cette potion qui me laboure les entrailles, maugréa Kevin.
— Si tu veux quitter cette tour un jour, il faudra pourtant que tu continues d’en boire.
— C’est au-dessus de mes forces, Farrell.
— Tu es bien plus courageux que tu le crois, Chevalier. Et tu sais très bien que c’est la seule façon pour toi de retourner au combat avec tes compagnons.
Kevin lâcha le poignet de Farrell et lui arracha le gobelet pour le boire lui-même. Les crampes mettaient de plus en plus de temps à se manifester, mais elles lui causaient toujours autant de douleur. Lorsqu’il eut fini de vomir la dégoûtante matière visqueuse et que le magicien l’eut détruite, il leva un regard désespéré sur lui.
— Combien de temps encore ? hoqueta-t-il.
— Un jour ou deux, je pense. Il y a de moins en moins de cette substance maléfique en toi.
Kevin se laissa retomber sur son lit. Farrell le couvrit de compresses comme il le faisait après chaque purge. Ce Chevalier, issu du peuple éprouvé de Zénor, possédait beaucoup d’endurance. Heureusement, car un homme moins fort aurait déjà succombé au sortilège.
— As-tu vraiment reçu le même traitement que moi ou ne m’as-tu dit ça que pour me rassurer ? demanda Kevin en haletant.
Farrell alluma des cierges dans la pièce, puis s’assit en appuyant son dos endolori contre le mur de pierre. Il tourna la tête vers son patient en tentant de lui masquer la souffrance que ce souvenir ravivait en lui.
— J’ai été empoisonné moi aussi, avoua-t-il. Lorsqu’on a extirpé le poison de mon corps, j’ai pensé que j’allais mourir. Mais j’ai survécu à ce traitement, comme tu le feras toi aussi, parce que nous sommes des Chevaliers d’Émeraude.
Kevin garda le silence quelques minutes. Le magicien captait toutes ses questions, mais il ne voulait pas les devancer.
— Le poison m’empêche d’entendre mes frères…, se désola le Chevalier.
— C’est parce qu’ils ne se parlent plus aussi souvent, expliqua Farrell avec un sourire aimable. Ils surveillent attentivement la côte, même s’il n’y a aucun signe de l’ennemi pour l’instant.
— Il n’y en avait pas non plus lorsque nous avons été attaqués sur la plage d’Argent et, pourtant, trois vaisseaux sont apparus de nulle part.
— Asbeth les avait masqués avec sa magie. Il ne pourra plus nous duper de cette façon, puisque je possède la faculté de déjouer les sorciers.
— Dans ce cas, tu devrais être parmi les Chevaliers au lieu de t’occuper de moi.
— Mais je fais les deux, mon ami. Habituellement, il m’est impossible de projeter mon énergie jusqu’à l’océan, parce que mes enfants requièrent toute mon attention, mais avec toi, c’est plus facile. Tu es beaucoup moins turbulent que Nemeroff.
Le sourire du magicien convainquit Kevin que cet homme était bien l’ami fidèle qu’il avait jadis connu dans le corps de Sage. Il restait à ses côtés alors qu’il avait une famille à élever et de futurs apprentis à former.
— Raconte-moi comment Wellan et toi avez réussi à me faire sortir de la forteresse de l’empereur, réclama le Chevalier.
Farrell lui raconta le sauvetage dans ses moindres détails.
— Jamais je n’aurais trouvé le repos éternel si j’avais causé la perte de tous les habitants d’Enkidiev, s’affola Kevin.
— Je ne crois pas que ni les dieux ni les hommes te l’auraient reproché, mon ami, puisque c’était l’œuvre du sorcier.
Farrell recommença à faire bouillir des plantes. Cette fois, lorsque la potion fut prête, son patient tendit la main pour recevoir le gobelet. La purge se poursuivit ainsi jusqu’au lendemain soir. Un peu avant minuit, après avoir encore une fois ingurgité le liquide chaud, Kevin fut surpris de constater que les crampes ne se manifestaient pas. Il se tourna vers le magicien, inquiet.
— Eh bien, mon ami, toi et moi allons enfin pouvoir dormir ce soir, déclara Farrell.
— Je suis guéri ?
— Si tu ne rejettes plus de poison, c’est qu’il n’y en a plus dans ton corps. Demain, tu pourras recommencer à manger normalement. Maintenant, il faut que tu te reposes.
— Merci, Farrell.
Le magicien se dirigea vers un matelas rempli de paille et s’y laissa tomber. Malgré la jeunesse de son corps d’adoption, tous ses muscles le faisaient souffrir. Epuisé, il éteignit les cierges d’un geste du petit doigt.